François-Xavier Drouet

François-Xavier Drouet

Et que se passera-t-il le jour où l’arbre ne pourra plus cacher la forêt ? Avec son documentaire « Le temps de forêts », François-Xavier Drouet montre l’industrialisation intensive de la forêt et questionne le rapport que nous entretenons avec ce milieu naturel si particulier. Il nous présente aussi celles et ceux qui luttent pour que la forêt ne soit pas réduite à un bien. Nous l’avons rencontré au cœur du plateau de Millevaches où il vit, histoire qu’il nous livre son regard de cinéaste et de citoyen. 

 

Peux-tu te présenter brièvement ?

Je m’appelle François-Xavier Drouet, je suis né vers la fin du giscardisme, je communique par téléphone ou par mail et j’essaie de résister aux sirènes des réseaux sociaux. (rires)

 

La poésie, ça t’évoque quoi ?

Il y a énormément de formes de poésie auxquelles je suis hermétique et d’autres qui me touchent beaucoup. Je dois peut-être avoir un esprit trop analytique pour pouvoir apprécier certains poèmes.

 

Tu pourrais vivre sans la poésie ?

Je ne sais pas, je n’en ai jamais fait l’expérience.

 

Comment as-tu rencontré la poésie ?

Je l’ai rencontrée à l’école mais je ne suis pas sûr que c’est l’école qui m’en a donné le goût. (rires)

 

Si tu devais définir la poésie en une citation, un bout de texte ou de chanson qui te vient là, comme ça…

Spontanément, je dirais « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard », le premier poème typographique composé par Stéphane Mallarmé.

 

Si tu devais définir la forêt en une citation, un bout de texte ou de chanson qui te vient là, comme ça…

Je ne sais pas, je dirais simplement que pour moi, une forêt est un endroit où l’on peut se perdre.

C’est quoi une jolie forêt pour toi ?

Je ne sais pas si “joli” est un terme qui peut convenir à une forêt… Par exemple, dans le plateau de Millevaches où je vis : quand on y vient pour la première fois, on peut avoir une sensation d’exotisme, ça rappelle un peu les grandes étendues naturelles du Canada, ça paraît majestueux et plutôt accueillant… Mais quand on y regarde de plus près, quand on y prête attention, notre regard change. Moi je n’ai pas forcément un regard esthétique sur la forêt. Au départ quand j’ai commencé à travailler sur le film avec mon chef opérateur, nous avons regardé beaucoup de vidéos, principalement des documentaires, qui ont été faits sur la forêt. J’ai remarqué que beaucoup de réalisateurs avaient cherché à faire des plans avec la bonne lumière, la bonne ambiance… pour obtenir une sorte de carte postale et coller à un certain mythe de la forêt. Pour ma part, en passant beaucoup de temps avec des forestiers, j’ai constaté qu’au quotidien une forêt c’est plutôt banal. Alors je disais à mon chef opérateur de ne surtout pas chercher à faire de la belle image, de ne pas chercher à faire “joli”, ne pas esthétiser à tout prix. On cherchait simplement à restituer la forêt telle qu’elle est vraiment : parfois il y fait très froid, il pleut… Ce qui m’intéresse par dessus tout, c’est le rapport que l’homme entretient avec la forêt. J’ai davantage un regard de sociologue, façonné par les sciences sociales, qu’un regard de peintre.

 

 

Pour toi, le sigle ONF désigne une Organisation Non Fonctionnelle ? Un Office National des Forêts ? Une Officine Navrante Financière ?

Aucun des trois. Je pense que tous ces sigles perdent un peu de leur sens. On change régulièrement les noms des organismes mais au fond rien ne bouge. Cela participe à une certaine perte de repères.

 

Qu’est-ce qui est le plus incompréhensible ? Michael Douglas ou le Douglas en tant qu’arbre ?

J’ai plutôt de la sympathie pour le Douglas, j’aime beaucoup cet arbre. Il peut faire du bois magnifique, de la belle charpente… il a un cœur imputrescible. Il peut se substituer à certains bois qu’on importe d’Afrique. C’est un arbre incroyable. Le souci, c’est plutôt ce qu’on en fait…et on n’en fait pas toujours bon usage.

 

Voici une liste de mots, dis-moi si tu les trouves poétiques ou pas…

Biomasse ? Pas poétique, pour moi c’est un mot instauré par le pouvoir… sur le terrain on dit simplement “des arbres”.

Productivité ? Pas poétique, mais peut-être qu’il existe des génies de la poésie qui arriveraient à rendre ce mot poétique ! (rires)

Economie verte ? Pas poétique, c’est aussi une expression instaurée par le pouvoir, je pense qu’il faudrait arriver à déconstruire ce concept.

 

Quelle est la chose la plus étonnante que tu aies apprise en réalisant ton documentaire ?

C’est la faculté qu’ont les arbres de s’entraider, en s’échangeant notamment des nutriments à travers leurs racines.. C’est une chose qui a été bien expliquée et vulgarisée dans le livre best-seller “La vie secrète des arbres” de Peter Wohlleben. Ça permet parfois à des souches d’arbre de pouvoir se régénérer grâce aux éléments que lui fournissent les autres arbres autour. La première qu’un scientifique m’a expliqué ce phénomène, j’étais fasciné. “La vie secrète des arbres” a le mérite d’avoir vulgarisé pas mal de choses intéressantes sur la forêt. Cependant, le livre n’aborde pas les enjeux économiques et politiques qui permettent de comprendre le système d’exploitation des forêts aujourd’hui. Alors on referme le livre en pensant simplement que couper un arbre est un crime, alors que la réalité est plus complexe que ça.

 

Quel livre conseillerais-tu à quelqu’un qui pense sincèrement que tout va bien dans notre société ?

1984, de George Orwell

 

Quel livre conseillerais-tu à quelqu’un qui pense que tout va mal ?

Survivance des lucioles, de Georges Didi-Huberman. Ça part d’une pensée de Pasolini qui se disait que les lucioles (symbole du peuple en résistance) avaient fini par disparaître, par s’éteindre. Mais il s’avère peut-être que non. Les lucioles n’ont pas disparu, mais les lumières du pouvoir sont si omniprésentes et aveuglantes qu’on ne sait plus les observer et les écouter.

 

A ton avis, qu’est-ce que la forêt aurait à nous apprendre ?

La forêt nous apprend à prendre le temps. A penser le temps différemment aussi, car les échelles de vie des arbres sont assez vertigineuses. Par exemple, un arbre arrive à maturité sexuelle à peu près au moment où un être humain est à la fin de sa vie ! (rires). Autres exemples : certaines graines ont la capacité de rester des décennies entières sous terre en attendant les conditions adéquates pour germer; certains arbres malades peuvent mettre des décennies avant de s’éteindre en résistant avec leurs forces et leurs constitutions naturelles.

C’est ce qui fait la beauté du travail d’un forestier : il se base nécessairement sur l’expérience des forestiers qui l’ont précédé et il oeuvre pour ceux qui vont le succéder. Il ne verra pas la majeure partie des fruits de son travail car tout ce qu’il fait aujourd’hui pourra avoir des répercussions seulement des décennies voire des siècles après sa mort. C’est saisissant comme symbole : la forêt est finalement un des derniers endroits où on peut être en connexion avec les générations passées et les celles à venir. L’échelle de vie d’un arbre et l’échelle de vie d’un être humain n’ont rien à voir, mais aujourd’hui on s’échine à vouloir réduire le temps de la forêt dans le temps du marché. D’où le raccourcissement du cycle de vie des arbres, la fabrication de clones d’arbres à pousse rapide, la concentration des essences à croissance rapide…tout ça pour être en phase avec les exigences du capitalisme. C’est un aspect majeur que j’essaie d’aborder dans le film.

 

Que dirais-tu aux gens pour leur donner envie d’aller voir ton film ?

Je sais me battre pour défendre mon film auprès d’organismes qui peuvent m’aider à le produire et à le financer, parce que j’y crois et parce que ça me tient à cœur… Mais une fois que le film est sorti je n’ai pas forcément envie de dire au public d’aller absolument le voir. Je n’aime pas les injonctions. Les gens sont déjà assez noyés de recommandations et de prescriptions à longueur de journée, j’ai simplement envie de leur foutre la paix. S’ils ont envie d’aller voir le film, je serai content, sinon tant pis. (rires) J’essaie de faire des films exigeants qui puissent s’adresser à tout le monde. Je considère que les spectateurs sont intelligents et qu’ils peuvent comprendre par eux-même beaucoup de choses, beaucoup de complexités et de subtilités, sans qu’on leur force la main.


Propos recueillis par Juliette Allauzen et Catel Tomo / Photos extraites du film « Le temps des forêts ».

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Hippocampe Fou

Hippocampe Fou

Le rappeur Hippocampe Fou était en concert jeudi 17 mai à Nantes. Nous l’avons rencontré à La Cantine du Voyage avant sa montée sur scène. Le temps de parler poésie, enfance, danse linguistique, Mozart et rap hardcore. Entretien terre à terre avec quelques folles envolées.

 

Si tu devais définir la poésie en quelques mots…

Je dirais que c’est de la danse linguistique. Savoir faire danser les mots, jouer avec la langue et les émotions, jouer avec ce qui nous touche.

 

Quel rôle a joué la poésie dans ton parcours ?

Ça m’a fait travailler la mémoire quand j’étais en primaire. Ça m’a montré qu’un certain enchaînement de mots pouvait créer une émotion particulière. J’ai compris que chaque mot avait son importance. Je trouvais incroyable qu’une simple association de mots puisse avoir une force de percussion à la fois sur le fond et la forme.

Tu viens de sortir ton 3ème album, TERMINUS, qui fait suite aux albums “Céleste” et “Aquatrip”. Comment se sont construits les différents univers de ce triptyque ?

Ça s’est fait naturellement. Je me laisse porter, je flâne… Parfois un simple mot m’inspire parce que la sonorité me plaît… et ça me donne envie de creuser. Je n’ai pas l’habitude de planifier ni de calculer. Même mon pseudo “Hippocampe Fou” m’est venu un peu par hasard, de façon quasi anecdotique. Cela dit, une fois qu’une idée me plaît et que je décide de me lancer, j’aime bien être cohérent et aller jusqu’au bout des choses. J’aime les œuvres qui sont cohérentes du début à la fin. Je comprends qu’un artiste puisse avoir besoin de se renouveler, mais j’aime que cette évolution s’inscrive dans une certaine logique. C’est mon côté George Lucas. (rires).

 

Quand tu arrives en concert et que tu veux jouer tes anciens morceaux, ça peut paraître bizarre auprès de certains fans de la première heure. Du coup, tu dois réinventer ces anciens morceaux pour qu’ils s’intègrent bien à ton nouveau répertoire. Je dois trouver une manière de jouer chaque morceau pour qu’il soit toujours d’actualité et qu’il sonne juste. Au début d’une tournée, on cherche toujours cet équilibre. Là nous venons de commencer la tournée, je fais encore le bon élève : je veille à jouer mes morceaux de façon très appliquée. Mais concert après concert, le spectacle devient mieux rôdé, ce qui me permet de me libérer davantage sur scène. Je deviens moins tributaire du rythme et je me lâche un peu plus.

 

“Underground”, le premier extrait de ton nouvel album, est une mise au point assez directe et brute sur la réalité du métier d’artiste. Pourquoi ce ton plus terre à terre ?

Le mot d’ordre de l’album, c’était la sincérité. Je voulais être terrestre, voire souterrain. Le côté “mise au point” de ce premier titre faisait écho à l’underground, à la caverne, une sorte d’introspection. J’ai voulu me mettre plus à nu, être moi-même. Bien sûr il y aussi quelques touches de légèreté… Mais j’ai surtout voulu parler de moi, le plus souvent à la première personne. J’avais besoin de me recentrer. C’est encore plus flagrant dans le morceau “Triste” où j’ai voulu exprimer tout ce qui me désole et m’attriste profondément. C’est un morceau qui parle de moi mais aussi du monde qui m’entoure. Au début j’avais peur de faire ce morceau, j’avais peur qu’il soit trop autocentré, trop égoïste. Je me disais : “est-ce que ça ne fait pas trop petit mec de classe moyenne qui se plaint pour rien ?” Mais quand je l’ai enregistré en studio, il s’est passé quelque chose de spécial. J’ai senti que je devais le faire, je me suis donné le droit de le faire.

Je pense qu’il y a beaucoup de tristesse autour de nous, notamment dans les grandes villes…  mais on se forge une carapace pour ne pas se laisser atteindre par tout ça. C’est peut-être une forme de pudeur aussi. On croise tellement de souffrance, tellement de misère… On finit parfois par se dire que ça ne peut pas exister, on refuse de voir… Comme si on voulait s’en protéger. Je suis capable de voir un mec affamé dans la rue, passer mon chemin sans rien ressentir… et quelque temps après de pleurer au cinéma en voyant un film qui me bouleverse. Cet effet cathartique du cinéma ou de toute oeuvre d’art est parfois nécessaire pour qu’on ose exprimer nos réelles émotions, mêmes les plus enfouies. Ce titre “Triste” est très important pour moi. J’ai eu la chair de poule en l’enregistrant et je me suis rendu compte que ça me faisait du bien d’être vrai à ce point. Ce titre a donné un peu la couleur pour l’ensemble de l’album : ce mélange de sensibilité et de sincérité.

J’ai voulu m’attaquer à des sujets qui me tiennent à cœur mais qui ne sont pas toujours simples à aborder. La chanson “Underground” est réellement née d’une discussion avec ma femme. Malgré le soutien qu’elle me porte, j’avais senti chez elle une forme de résignation, comme si elle se demandait pourquoi je faisais tout ça, pour quoi je me donnais tout ce mal pour faire de la musique qui ne marche pas, qui ne se vend pas beaucoup. Au fond de moi, j’ai d’abord pensé que j’étais fini, que je ne la faisais plus rêver (rires). Je me suis posé pas mal de questions : pourquoi ma musique ne marche pas ? qu’est-ce qui ne va pas ? est-ce que c’est ma voix ? est-ce que je suis trop fainéant ? etc. Je ne voulais pas me dire que c’était de la faute de telle maison de disque ou de telle radio… C’est moi que j’ai remis en question en premier lieu. En fin de compte, je me suis dis que ça ne servait à rien de me tourmenter à ce point. Le plus important, c’est que j’aime ce que je fais et que je le fais avec sincérité. Que je vende beaucoup d’albums ou pas, je prends un plaisir fou à faire de la musique.

 

Donc le premier single ‘Underground” est un clin d’oeil à ces moments très introspectifs…

Exactement. Au début j’ai même pensé à appeler l’album “Underground”, mais je me suis dit que si jamais il se vendait bien, je n’échapperais pas à des remarques du genre : “ouais, t’appelles ton album Underground alors que tu passes en radio !” (rires).

 

Tu as le sentiment d’avoir réalisé l’album qui te correspond le mieux ?

Peut-être. Je préfère être fidèle à ce que je suis au moment où j’écris les choses et au moment où je suis sur scène. J’essaye de ne pas tricher avec ça. Au début de mon parcours j’avais plutôt tendance à aller dans la caricature, dans l’excès d’humour… parce que c’était quelque chose qui ne se faisait pas beaucoup il y a une dizaine d’années. Ça a tout de suite bien marché pour moi : ça montrait que j’étais imaginatif et que je n’avais pas peur de l’autodérision. Aujourd’hui j’ai l’impression qu’il y a de plus en plus d’artistes dans ce créneau “légèreté et autodérision”. C’est devenu un peu une mode, je trouve. Du coup, j’ai eu le sentiment qu’il était peut-être temps que je passe à autre chose. Plutôt que de suivre la mode, j’ai voulu m’inscrire pleinement dans mon présent, dans ma réalité : aujourd’hui j’ai 34 ans, je suis marié et papa de deux enfants. Il m’arrive de plus en plus d’avoir envie de passer une soirée tranquille à la maison, à discuter avec des amis. La première fois que ça m’est arrivé, je me suis dit : “ça y est, c’est foutu… je suis devenu un vrai daron !” (rires). Mais c’est pas grave, je dois assumer ça.

 

Et quand on est sincère, ça se sent dans la voix, dans la façon d’être et de travailler avec les autres. Pour ce 3ème album j’ai été bien entouré, mes musiciens ont compris quelle direction je voulais prendre.  On a pu échanger et proposer des choses qui correspondaient à ce que je voulais vraiment. Max Pinto m’a beaucoup apporté dans ce sens : sa recherche de sons purs avec de vrais instruments a été une des clés de l’album. Aujourd’hui, beaucoup de musiques se font avec des techniques numériques sophistiquées qui se démodent très vite car elles elles sont en constante évolution. Revenir à des sons très basiques correspondait bien à cette sincérité que je recherchais. Ça donne un aspect plus intemporel à la musique.

C’est le plaisir qui te guide avant tout…

Oui… et l’envie que les choses aient du sens pour moi. Je pense que je n’ai jamais vraiment fait de la musique pour faire plaisir au public, mais pour essayer d’être moi et de m’amuser. Bien sûr, j’ai participé à des projets annexes où je cherchais à me tester, à explorer d’autres voies, à lâcher prise. J’ai participé à des morceaux qui étaient de simples exercices de style, histoire de me prouver des choses aussi. J’ai enregistré des morceaux où je fais admirer ma technique au micro, ma capacité à rapper très vite, à écrire des textes “sales”, vulgaires ou hardcore. C’était ma façon de dire à un certain public : “si vous aimez ça, je peux le faire, j’en suis capable… mais ça ne m’intéresse pas vraiment”. Quand on rappe trop vite et que la musique devient uniquement une question de prouesse technique, le texte peut perdre de son sens et de sa portée. On ne s’attarde plus sur ce qu’on dit… ça devient juste des paroles en l’air. C’est de la frime. En revanche, il suffit parfois que je ralentisse le tempo, que je prenne le temps de faire respirer chaque phrase… pour que je retrouve le sens de ce que j’ai voulu dire. Mon interprétation devient alors plus profonde, plus incarnée, plus charnelle aussi.

 

Est-ce qu’il y a un mot que tu trouves beau mais que tu détestes utiliser ?

Pas vraiment… J’adore écouter des rappeurs qui peuvent être vulgaires, mais je ne me permets pas de l’être moi-même. A vrai dire ne suis pas vulgaire au quotidien non plus. Attention, je n’ai pas envie de passer pour un premier de la classe en disant ça…loin de là ! (rires). A l’école, je n’étais pas vraiment un cancre, mais j’adorais traîner avec des mecs qui étaient un peu irrespectueux, un peu bad boys. Je veillais à me tenir à l’écart de leurs embrouilles, mais j’aimais bien être leur pote. En règle générale, j’aime bien les personnes qui n’ont pas leur langue dans la poche, qui sont très cash. Ma femme est un peu comme ça, c’est aussi pour ça qu’on s’entend bien.

 

Alors oui, je peux aimer la vulgarité… mais uniquement quand elle est bien placée. Si c’est juste gratuit, ça m’intéresse moins. Le rappeur AlKpote est un bon exemple : il me fait beaucoup rire, je trouve certains de ses morceaux très “sales”… mais ça correspond bien à son personnage et ça va bien avec sa musique… du coup j’arrive à apprécier.

Est-ce qu’il y a un mot que tu trouves moche mais que tu adores utiliser ?

J’ai envie d’utiliser tous les mots ! Je trouve qu’il n’y a pas pas vraiment de mot moche. Je pense que chaque mot peut être utilisé de façon juste, à condition qu’on y prête un peu attention. C’est tout l’art de la poésie d’ailleurs : arriver à faire résonner chaque mot pour le sublimer, le réinventer, le faire entendre comme jamais auparavant.

 

Il y a une tendresse presque enfantine dans ta façon de jouer avec la langue, avec les sonorités, d’aimer certains gros mots…

Oui, j’essaie de ne pas perdre cet enfant qui sommeille en moi. Oui, je suis un gosse, avec sa fougue, sa folie, cette liberté parfois un peu naïve de dire les choses et de les ressentir sans trop se prendre au sérieux. Je ne pense pas être un humoriste du rap, mais j’aime le second degré; c’est important de garder une distance suffisante pour ne pas trop se prendre la tête.

 

Est-ce que tu te souviens du premier livre qu’on t’a offert ?

Je me rappelle du livre avec lequel j’ai appris à lire, c’est ma mère qui me l’a offert : “la princesse et son petit pot” (Je veux mon p’titpot, de Tony Ross, 1987. NDLR). L’histoire me faisait marrer et je l’ai apprise par cœur. Plus tard, j’ai adoré “Le prince de Motordu” mais aussi l’univers de Roald Dahl… ça m’a beaucoup nourri.

 

Tu te souviens de la dernière fois que tu as vécu, lu, vu ou écouté quelque chose qui t’a laissé littéralement sans voix ?

Oui ! C’est quand j’ai vu le clip “This is America”, de Childish Gambino. Mais l’artiste qui me bluffe le plus, c’est Stromae. J’aime sa façon de mélanger les genres, de chercher le juste équilibre entre la chanson, le hip hop, l’électro… Il me bouleverse et me donne la chair de poule. Si j’étais Salieri, il serait mon Mozart… c’est sûr ! Je le trouve incroyablement fort mais surtout très inspirant. Je pense qu’on a besoin d’artistes comme lui qui nous galvanisent, qui nous donnent envie d’aller plus loin. Ce sont des figures marquantes qui permettent de construire son propre chemin.

 

As-tu des projets à moyen ou long terme qui te tiennent à coeur ?

Faire le tour du monde comme tout le monde (rires)… et peut-être réaliser un ou deux films. J’ai un projet que je vais commencer à faire vivre l’année prochaine. C’est en cours et ça s’annonce bien. Mais c’est très ambitieux, donc je ne vais pas en dire plus. En tout cas ce sera une transition parfaite entre la musique et le cinéma.

Si tu devais donner envie qu’on vienne te voir en concert en quelques mots, ça donnerait quoi ?

Je dirais que mon concert est généreux, énergique, tonifiant, insolite, merveilleux, sale, thérapeutique… et nécessaire.


Propos recueillis par Juliette Allauzen et Catel Tomo / Photos de Cloé de Ryck

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Audrey Vernon

Audrey Vernon

Audrey Vernon est auteure et comédienne. A travers ses spectacles, elle pose un regard sincère et critique sur les dérives de notre époque. La parole est pour elle un outil privilégié pour sensibiliser les autres aux sujets qui lui tiennent à cœur. Nous l’avons rencontrée avant son départ en tournée.

 

Audrey, tu te sens plutôt rimer avec : junon, canon, renom, Agamemnon ou non ?

Je dirais plutôt non parce que je dis souvent non, c’est ce qui me vient en tête spontanément. Je crois que j’ai un goût prononcé pour l’opposition et la contradiction. Agamemmnon et Junon me parlent parce que ce sont des noms que l’on retrouve dans des œuvres classiques que j’ai étudiées quand j’étais en école de théâtre. Sinon “canon” aussi car mon prochain spectacle s’appellera “Chair à canon”.

 

Tu as un regard saisissant et une présence scénique incroyable. C’est plutôt rare chez les nouvelles générations d’humoristes qui délaissent souvent la mise en scène pour faire uniquement des vannes. Quelle importance tu accordes à ce travail théâtral ?

Je me considère d’abord comme comédienne, pas comme humoriste. J’ai une formation théâtrale et mon grand amour c’est le théâtre avant tout. J’ai choisi le biais de l’humour de façon stratégique et politique parce que ça me permettait d’être plus facilement comprise par le grand public, notamment par les milieux populaires. Je voyais que la forme du one-man-show était plus accessible pour les personnes qui ne vont quasiment jamais au théâtre. Aujourd’hui, je travaille mes spectacles comme je travaillais mes textes à l’époque où j’étais en école de théâtre et que je jouais du Racine. Avec la même rigueur.

 

Dans ton spectacle “Comment épouser un milliardaire”, tu donnes des fausses recettes pour rencontrer des gens richissimes. As-tu un conseil pour rencontrer une personne qui n’a pas de prix ?

Il suffirait peut-être d’enlever le prix qu’on met sur les gens en fonction de leur origine ou de leur condition sociale. Dernièrement, j’ai été saisie par le magnifique ouvrage de Léonora Miano, “Marianne et le garçon noir”. Cela raconte ce que c’est d’être un jeune homme noir dans la France d’aujourd’hui et tous les clichés que l’on peut nous renvoyer. Rencontrer une personne qui n’a pas de prix, ça suppose d’abord cette étape-là : apprendre à nous débarrasser de nos préjugés, nos peurs, et tous les réflexes que l’on a acquis par des années d’école et de société.

A choisir, tu te sens plus attirée par les paradis artificiels de Rimbaud ou par les paradis fiscaux ?

Je travaille sur les paradis fiscaux mais je suis attirée par les paradis artificiels du poète !

 

La liste de Forbes ou la liste de Proust ?

Alors, j’exploite la liste de Forbes dans un de mes spectacles, et la liste de Proust apparaît aussi dans un de mes solos. Avant de s’appeler “la liste de Proust”, ça s’appelait “les confessions”. J’ai découvert, en écrivant mon spectacle “Marx et Jenny”, que les enfants de Karl Marx adoraient ce jeu. Helene Demuth, la bonne de famille, y avait joué aussi… et ses réponses aux “confessions” de Proust sont l’un des seuls témoignages qu’il reste d’elle.

 

Qu’est-ce qui est le plus incompréhensible ? Arthur Rimbaud ou les pages roses du Figaro ?

Je trouve des choses complexes chez Rimbaud mais j’ai appris à comprendre les pages roses du Figaro, ce n’est pas si compliqué que ça. Dans ces pages on trouve parfois des données étonnantes voire poétiques. On apprend, par exemple, que 95% des gens n’ont jamais pris l’avion…. Finalement, je trouve que ces pages racontent le monde mieux que beaucoup d’autres publications.

 

BFM  comme Business FM ou comme Brasserie des Franches Montagnes (Suisse) ?

Même si j’ai beaucoup écouté BFM, j’aime beaucoup plus la Suisse ! J’y ai souvent séjourné pour mes spectacles. Et j’aime leur système de votation, c’est un dispositif que je trouve plus simple, plus compréhensible et plus démocratique que notre système français.

Sur scène, à la radio ou lors de tes interventions médiatiques, tu défends des convictions fortes. Tu arrives à les appliquer dans ta vie ou bien tu as dû faire des compromis ?

Je pense que j’étais beaucoup moins radicale dans mes choix il y a quelques années. Aujourd’hui je boycotte certaines marques comme Zara parce que les conditions de travail dans leurs usines me répugnent. Il y a aussi Uniqlo qui utilise certains produits toxiques qui provoquent des leucémies chez les ouvriers. Au fil du temps je me suis renseignée et aujourd’hui il y a des choses que je ne supporte plus. Faire des choix est devenu très compliqué pour moi : plus je découvre des choses terribles, plus mes modes de consommation se réduisent. J’essaie de bannir le plastique, je n’achète plus de bouteilles d’eau… et quand on m’en offre dans un hôtel, je ne l’ouvre surtout pas !

 

Dans les théâtres où tu joues, tu demandes à ne pas avoir de bouteille en plastique dans les loges…

Oui, je l’exige et je m’y tiens. A la place, je préfère avoir ma propre gourde ou alors je me sers de gobelets en papier. Ca me permet d’ailleurs de me rendre compte de l’évolution des mentalités. Aujourd’hui, on peut te regarder bizarrement si tu demandes un verre d’eau… comme si c’était un acte subversif ! Si en plus tu expliques que c’est pour éviter de consommer des bouteilles d’eau en plastique et que c’est mieux pour la planète, tu peux passer pour une personne chiante et dérangée ! (rires). Pareil avec les téléphones : je n’ai pas de smartphone et quand je demande mon chemin à des gens dans la rue, certaines personnes le prennent comme une agression. Elles me regardent comme pour me dire : “pourquoi tu ne consultes pas ta route sur ton téléphone ?!”.

 

Il y a beaucoup de gens qui nous parlent mais qu’on n’a pas toujours envie d’écouter. Toi qui prends la parole sur scène et à la radio, qu’est-ce que ça te fait de réaliser que les gens t’écoutent ?

Je trouve que c’est un grand privilège d’avoir quelques minutes de parole publique. C’est pour ça que j’essaie d’en faire quelque chose d’utile en disant des choses qui me tiennent à cœur ou qui tiennent à cœur à d’autres. J’ai encore beaucoup de mal à faire ma promo en parlant uniquement de moi. C’est désespérant pour mon attachée de presse, mais je m’entraîne ! (rires)

 

Y a-t-il une phrase que tu as lue ou qu’on t’as adressée et que tu te répètes régulièrement comme un mantra ?

Une fois, je suis allée faire la promo de la sortie de mon livre “comment épouser un milliardaire” dans une émission à la télé et l’attachée presse m’avait conseillé d’être “drôle, sexy et sympa”. Je n’arrêtais de me répéter cette phrase intérieurement : “sois drôle, sexy, sympa”. Résultat : à peine 3 minutes après le début de l’émission, je me suis lancée dans une logorrhée furieuse contre les milliardaires. Je n’étais ni drôle, ni sexy, et pas du tout sympa. Là je me suis dit : “et mince, encore raté !” (rires)

Selon toi, à quelle période de la vie nous raconte-t-on le plus d’histoires : quand on est enfant ou quand on est adulte ?

Quand on est adulte, on nous en raconte de belles, quand même ! On nous fait croire, par exemple, que l’ordre du monde est immuable, que les choses fonctionnent de telle manière et pas autrement. Alors que nous pouvons changer certaines choses et influer sur la marche du monde. Cet état de la société ne me va pas du tout : je trouve par exemple assez déprimant qu’un enfant qui naît aujourd’hui vive sous la même constitution que ses arrières grands-parents !

 

Quel livre offrirais-tu à quelqu’un qui pense sincèrement que tout va bien dans notre société ?

“Comment les riches détruisent la planète” de Hervé Kempf, ou “Ecologie en résistance”, un recueil de plusieurs auteurs qui expliquent comment notre planète est en péril.

 

Quel livre offrirais-tu à quelqu’un qui pense que tout va mal

“Tout est prêt pour que tout empire”, d’Hervé Kempf, encore cet auteur.

 

Grâce à ton rôle de speakerine sur Canal Plus, tu as amené Victor Hugo à l’antenne ! Est-ce que tu te souviens de ta première rencontre avec la poésie ?

Grâce à ma mère j’ai beaucoup appris de poésies quand j’étais petite : Victor Hugo, Jacques Prévert, Jean de la Fontaine. J’adorais réciter leurs textes. Aujourd’hui encore, quand je n’arrive pas à m’endormir, je récite de la poésie !

 

Si tu devais définir la poésie en une seule citation… Un bout de texte ou de chanson qui te vient là, comme ça…

J’aime beaucoup Paul Claudel… Mais là ce qui me vient c’est une phrase d’Alfred de Musset qui dit :

“Comme ce soleil couchant est manqué ! La nature est pitoyable ce soir. Regarde-moi un peu cette vallée là-bas, ces quatre ou cinq méchants nuages qui grimpent sur cette montagne. Je faisais des paysages comme celui-là quand j’avais douze ans, sur la couverture de mes livres de classe.”

 

Si tu avais le pouvoir de ressusciter une personne pour discuter avec elle autour d’un verre, tu choisirais qui ? 

Je ressusciterais Karl Marx, Jenny Marx, Friedrich Engels et Helene Demuth, les protagonistes de mon spectacle “Marx et Jenny”. Je passerais toute une soirée avec eux dans la petite maison qu’ils occupaient au centre de Londres, dans le quartier de Soho. Ca ressemble à une chambre de bonne, c’est minuscule, mais quel endroit incroyable… c’est là que Marx a écrit les premiers chapitres du “Capital”. On parlerait d’économie, du capitalisme naissant… et je pense qu’il serait halluciné de voir que tout ce qu’il avait imaginé à propos du capitalisme est toujours d’actualité.

 

Qu’est-ce qui te ferait perdre tes moyens : dire une bêtise dans un débat politique à la télévision ou prendre un bide monumental devant une salle pleine ?

Faire un bide dans un débat politique peut-être, mais faire un bide sur scène c’est le cauchemar!  (rires) Je ne suis pas du tout le genre de comédiennes que j’aurais aimé être : “drôle, sexy, sympa”, égérie d’une marque, jouer des films, qui ne parle jamais de politique ou d’économie… mais je n’y arrive pas. Je suis trop révoltée pour rester lisse et ne rien dire. Il suffit que j’aille dans la rue et que je vois quelqu’un mourir de faim ou ne pas avoir de toit…et je me dis qu’il faut que j’en parle d’une manière ou d’une autre pour que ça change.

 

C’est drôle de ne pas être drôle ?

Oui, il m’arrive parfois d’être drôle sans le vouloir et d’être triste en croyant être drôle… Dans une certaine mesure, les événements dramatiques qui nous touchent sont drôles. Ils nous rappellent à une certaine absurdité cruelle de la vie.

Que dirais-tu à tous ceux qui veulent acheter ton livre?

On peut se le procurer sur le site de Fayard ou dans une librairie. Grâce à ma maison d’édition j’ai réussi que “Comment épouser un milliardaire” ne soit ni sur Amazon, ni sur Ibooks (je ne voulais pas donner 50% des ventes à Apple ou à Amazon !)

 


Propos recueillis par Juliette Allauzen et Catel Tomo / Photos de Jérôme Mulot.

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Nadège Prugnard

Nadège Prugnard

Nadège Prugnard est auteure, comédienne et metteuse en scène. L’audace chevillée au corps et le verbe toujours haut, elle construit sur scène un travail où la parole s’impose comme un enjeu poétique et politique. Nous l’avons rencontrée à Paris où elle est venue jouer “Alcool”, sa dernière création, au théâtre de l’Echangeur.  L’occasion de présenter également son recueil M.A.M.A.E (Meurtre Artistique Munitions Action Explosion) paru aux éditions Al Dante. La rencontre a lieu au Café Lumière, dans le 20ème arrondissement. Autour d’un verre. Forcément.

Comment vas-tu ? Peux-tu répondre à cette question simple de façon compliquée ?

Je vais bien mais très mal, dans un état de choc jouissif, abîmée comme si j’avais pris une cuite à ne pas m’en remettre pendant deux cents jours. Et même temps je suis profondément infusée d’un discours politique que je ne veux plus entendre et que je conchie, pour tenter de trouver un sourire et de retrouver cet endroit de moi qui aime tellement rire au delà de tous les abîmes et de nos intimités cassées mais profondément solaires. Je suis un immense soleil. (rires)

 

Nadège, tu te sens plutôt Prugnard comme charognard, poignard, campagnard, grognard ou canard ?

“Poignard”, parce que “prugnard” en patois désigne le coup qu’on peut porter ou recevoir.

 

Tu te sens plutôt philosophie ou philologie ?

“Philosophie” parce que j’ai fait des études de philo et cette discipline m’a sauvé la vie. Quand j’étais adolescente, c’était très compliqué pour moi de trouver du sens à la vie. J’avais envie de mourir. J’ai rencontré la philosophie de manière un peu accidentelle avec Cioran et les éditions Al Dante. Ça m’a permis de prendre en compte mes propres interrogations dans toute leur complexité. J’ai pris conscience de l’infinité du questionnement humain. Ça m’a aidé à grandir, ça m’a aidé à guérir. Naturellement, je me sers de la philo pour écrire depuis toujours.

 

Tu joues Alcool, un spectacle qui parle de l’alcoolisme et que tu as écris, en partie, à partir de rencontres et de témoignages que tu as pu collecter. Pour toi, une personne alcoolique et une personne qui ne boit pas ont-elles le même rapport au monde ?

Oui, bien sûr ! Ce sont les mêmes soucis, les mêmes préoccupations, les mêmes interrogations. La différence que je vois, c’est qu’une personne qui boit tente d’une manière ou d’une autre de s’extraire de la réalité, de se transporter ailleurs. Une personne qui ne boit pas peut tenter aussi de s’évader par d’autres activités, par d’autres moyens… ou alors elle accepte de porter sur elle ses frustrations, ses refoulements, ses idées noires. Personne n’a raison. Chacun fait ce qu’il peut avec la vie. Le tout, c’est de faire attention à ne pas s’abîmer et surtout à ne pas abîmer l’autre. Si l’on devient méchant ou violent envers une personne, c’est qu’il y a quelque chose qui ne fonctionne plus au niveau de l’humain.

Avec quoi ferais-tu rimer Fanny peau de whisky, ton personnage dans le spectacle ? Avec exquis, riquiqui, junky, funky ou maquis ?

J’hésite entre le junky et le maquis. Fanny a quelque chose de ces personnes qui ont besoin de prendre des substances pour pallier un vide, une souffrance… et qui se retrouvent dans un engrenage qu’elles n’ont pas vraiment choisi. Mais elle a aussi de la résistance en elle. Elle se bat, elle essaie de rester en vie, de tenir debout. Elle tente de lutter parfois contre elle-même, contre ses propres démons.

 

Le philosophe Gilles Deleuze s’est beaucoup confié sur son alcoolisme. Selon toi, avait-il vraiment tout compris ?

Oui, d’ailleurs je le cite dans mon spectacle. Un jour dans une interview, on avait posé la question à Deleuze : pourquoi avez-vous arrêté de boire ? Il avait répondu qu’il devient impossible de travailler quand on est alcoolique. On perd une énergie considérable, l’alcool ruine une partie de nos capacités de concentration. On lui a alors demandé : pourquoi avez-vous bu pendant toutes ces années ? Il a répondu : parce qu’il y a quelque chose de trop puissant dans la vie. La vie nous met à rude épreuve. Dans une existence, on traverse des choses tellement fortes, tellement incompréhensibles : des chagrins, des joies, des moments où l’on se sent totalement paumé… L’alcool est une béquille désespérée à tout ça, à ces émotions auxquelles on est peu préparé et auxquelles on doit quand même faire face. D’ailleurs, j’ai découvert, en travaillant sur ce spectacle, que beaucoup d’espèces vivantes connaissaient ce phénomène d’ivresse et avaient un certain rapport à l’addiction.

 

D’autres auteurs t’ont marquée : Koffi Kwahulé, Eugène Durif…

Oui ! Ce sont deux auteurs fabuleux très différents. Koffi Kwahulé est Ivoirien, il puise beaucoup dans une langue très rythmique, très jazz. Nous travaillons actuellement sur un projet commun. J’ai une tendresse infinie pour Eugène Durif… Je pense que j’aurais sans doute arrêté le théâtre s’il n’avait pas été là. Je ne me destinais pas au théâtre à mes débuts, je voulais surtout être prof de philo. J’ai rencontré Eugène au moment où j’étais un déçue d’une certaine caste théâtre hautaine et réactionnaire. Nous avons travaillé ensemble sur un projet de cabaret politique et il m’a dit les mots justes qu’il me fallait entendre à cette période de ma carrière. Grâce à lui, j’ai compris que le théâtre est un espace de liberté formidable, que la parole y est forte et que le fait même de monter sur scène est un acte politique. J’ai compris qu’on pouvait dire au théâtre des choses qu’on ne dirait nulle part ailleurs et qui peuvent bousculer le monde, à défaut de le changer.

Parmi ces mots introduits dans le dictionnaire ces dernières années, lequel trouves-tu le plus poétique ? selfie / boloss / sape / baltringue

Aucun ne me plaît réellement. Il m’est arrivé d’entendre le mot “baltringue” dans des bars, des cafés. C’est un mot qui peut être intéressant à travailler parce qu’il sonne bien. Le mot “sape” aussi… si on le répète, ça peut créer un rythme, comme du beat-box. Mais aucun de ces mots ne m’inspire vraiment de la poésie.

 

C’est quoi, un mot moche ?

En soi, je ne pense pas qu’un mot puisse être moche. Ce qui peut le rendre moche, c’est plutôt le sens qu’il revêt ou la répercussion qu’il a en nous. Au cours de l’histoire de l’humanité, on a dû mettre des mots sur des choses inavouables et inacceptables. J’aurais aimé, par exemple, que le mot “fascisme” ne voit jamais le jour. Le mot “haine” n’est pas moche en soi, mais ce qu’il signifie est odieux. Un mot peut devenir moche par la manière dont on l’utilise. Je suis outrée de voir ce que font certains politiques avec la langue, comment ils vident certains mots de leur sens. Alors que le travail du poète, par exemple, va consister à redonner corps à un mot, à lui rendre sa richesse, sa substance, ses formes, son épaisseur… pour restituer toutes ses résonances. Ce qu’Emmanuel Macron a fait du mot “marche” est un exemple de cette dérive. L’humanité marche depuis toujours. Des personnes et des peuples marchent, traversent des déserts, migrent, s’exilent, cherchent un chemin pour s’en sortir et pour vivre. Le fait de réduire le mot “marche” à un slogan politique, c’est odieux. Les médias contribuent parfois à cet abêtissement. C’est dommage. Prenons soin des mots ! Prenons soin du langage. Comme le dit le philosophe Alain Badiou, il faut qu’on mette des mots sur l’impensable. Il faut qu’on mette des mots sur nos cris. Attention à notre usage des mots. Nous utilisons de moins en moins de mots. Notre vocabulaire est moins riche, moins varié. Moins on a de mots, moins on peut être précis, moins on peut apporter des nuances à ce qu’on dit. Cette carence en mots et cet appauvrissement du langage peuvent conduire à la violence. Or, si nous prenons soin des mots, nous voyons qu’ils sont un outil formidable pour dire le monde, l’enchanter et le réinventer.

 

As-tu déjà chuchoté tes textes ?

Quand on travaille un texte ou qu’on le répète, il arrive parfois de le chuchoter dans la rue, dans les transports en commun… Parfois je m’en rends compte et je me reprends. Je me dis qu’on doit me prendre pour une folle ! (rires) Et puis il y a des parties d’un texte qui peuvent être chuchoté sur scène, mais c’est un parti pris artistique, une mise en voix assumée.

Quel livre tu aimais quand tu étais enfant ?

J’ai été très marquée par La Chèvre de Monsieur Seguin. J’étais bouleversée par l’histoire de cette bête qui était réduite à être attachée à un pieu sous les diktats de son maître, alors que sa seule envie était d’être elle-même : d’être libre, de gambader, de danser… Elle décide tout de même d’être libre et elle finit par se faire dévorer par le loup. Je trouvais ça cruel. Ce conte m’a touché et m’a suivi tout au long de ma vie. Je dirais même que c’est un peu l’histoire de ma vie. Cette histoire s’est reproduite dans ma vie privée il y a peu de temps. J’ai subi une violence qui fait écho, dans son schéma, au conte d’Alphonse Daudet. Heureusement, je m’en suis sortie et je m’en sortirai toujours. En étant plus forte que cette violence, en continuant d’aimer, en aimant plus fort encore. Les bourreaux oublient qu’un cœur, ça repousse. Même quand on a voulu l’arracher, même quand on a voulu le briser en mille morceaux. En moi il y a toujours cette petite chèvre qui a envie de bêler en paix et en toute liberté, quoi qu’il arrive.

 

Dans un parcours artistique ou personnel, on peut être amené à mettre de l’eau dans son vin, à faire des compromis. Y a-t-il une chose que tu t’es jurée intimement de ne jamais laisser tomber, quoi qu’il t’en coûte ?

Oui, jamais je n’arrêterai d’écrire. L’écriture m’a sauvé la vie à plusieurs reprises. J’ai traversé des moments très compliqués dans ma vie. Et je me suis promis que je ne laisserais personne toucher à ma liberté d’écrire.

 

Si écrire t’est si essentiel, comment tu fais quand tu ne trouves pas les mots ?

J’arrête de lutter. J’essaie de forcer le moins possible l’écriture. Plus je lutte, plus ça coince. Quand rien ne vient, je me dis que c’est peut-être parce que je ne suis pas prête à exprimer ces choses-là, que ce n’est peut-être pas le bon moment. Je me dis qu’il faut peut-être que j’attende encore ou que je me nourrisse d’autre chose. Cela dit, c’est aussi un métier. On apprend, quand on est auteur, à composer avec ces moments de vide. Avec le temps, on sait mieux les apprivoiser. Il faut savoir aussi se faire violence parfois. L’écriture n’est pas le fruit d’une inspiration divine. Ça se travaille, ça s’entraîne. Y compris dans ces moments plus durs où les mots ne viennent pas. Quoi qu’il en soit, j’essaie d’être réceptive, ouverte à ce qui se passe autour de moi. C’est comme ça que le déclic vient souvent. Parfois, je peux buter sur un mot à propos d’un sujet bien précis… et je vais trouver la bonne façon de dire en écoutant des gens parler à la terrasse d’un café ou en écoutant la radio.

Tu te souviens de la dernière fois que tu as vécu, lu, vu ou écouté quelque chose qui t’a laissée littéralement sans voix ?

Je me souviendrai toujours d’un spectacle inouï sur le suicide de Kurt Cobain. Ça s’appelait “Demain j’irai fleurir ma tombe” et c’était mis en scène par Bruno Boussagol. Je suis sortie de ce spectacle éblouie. Ça a été pour moi une expérience physique marquante, j’en tremblais. Je n’ai pas compris ce qui m’arrivait. La force des textes, les musiques, le jeu des acteurs, la mise en scène très incarnée… Je devais avoir 18 ou 19 ans et ça a été une révélation : je n’imaginais pas qu’on pouvait faire ça sur une scène ! Le plus drôle, c’est que Nouche Jouglet-Marcus, l’une des personnes qui m’avaient impressionné sur scène ce jour-là, est devenue des années plus tard une de mes comédiennes fétiches et une amie.

 

Pour toi, créer est un acte politique. Aujourd’hui, où aimerais-tu aller pour te rendre utile ?

J’aimerais aller partout. Il se passe beaucoup de choses graves dans notre monde, il y a tellement de choses à faire ! Et les artistes doivent y contribuer. Pour moi, un artiste qui ne s’inquiète pas de sa participation politique au monde n’a rien à faire dans ce milieu. Cette prise de conscience est nécessaire, à mon avis. J’aimerais aller en Colombie, au Brésil, parler de la chute du droit des femmes… Je ne peux pas tout mener de front, mais j’essaie de m’impliquer. En ce moment j’entame l’écriture d’un projet qui me touche personnellement. Je suis originaire du Portugal et je vais y retourner prochainement. J’écris pour essayer de comprendre le mouvement migratoire qui a poussé tant de gens à fuir la dictature de Salazar, mais aussi pour comprendre les mouvements de résistance qui se jouent dans le Portugal d’aujourd’hui. Je vais essayer de construire une sorte de fado politique, avec des textes et des musiciens français et portugais.

 

On dit que les artistes ne savent pas se vendre : si tu devais donner envie de lire ton livre “M.A.M.A.E” en deux ou trois phrases, ça donnerait quoi ?

Je dirais : quand on n’a pas d’oreiller, on peut s’en faire un petit coussin ! Si vous ne savez pas quoi gueuler contre le monde, prenez un texte du livre au hasard et criez-le ! (rires)

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Marina Rollman

Marina Rollman

Marina Rollman est venue jouer « Un spectacle drôle », son premier stand-up, à la Compagnie du Café Théâtre à Nantes. Nous l’avons rencontrée à sa sortie de scène pour parler de ses lectures, de la force des mots et de la parole libre sur internet.

 

Y a-t-il une personne à qui tu penses juste avant de monter sur scène ou juste après ?

Avant de monter sur scène, je ne pense pas à une personne en particulier. Je pense à ne pas penser. J’essaie de me concentrer, de ne pas tergiverser, de ne pas me créer d’angoisse inutile. C’est une sorte d’état méditatif qui me permet d’être bien avant de me lancer.

 

Bobo / stand-up / féministe / jolie / suisse : parmi ces 5 mots que les journalistes te collent à la peau, lequel te désole le plus ? 

Peut-être « jolie ». Ce qui pourrait m’embêter, c’est que ça revienne très souvent. J’ai l’impression qu’on a encore parfois du mal à se dire qu’une fille jugée jolie peut aussi faire marcher son cerveau. A l’inverse, il y a plein de mecs dans l’humour qui sont beaux et on ne leur en fait pas forcément la remarque. En ce qui me concerne, je le vis un peu comme un paradoxe : au tout début de ma carrière, j’évitais de mettre mon physique en avant, je me cachais derrière mes vêtements. Et quand j’ai commencé à mettre mon physique en avant, je pense que ça a pu en étonner certains. Quand t’es une femme et tu travailles dans un milieu très masculin, si on insiste beaucoup sur le fait que t’es mignonne, tu peux finir par douter de ta légitimité et de ta compétence. Pour ma part, j’essaie d’être détachée de ça, je me dis que c’est un jugement subjectif et arbitraire. Comme je ne peux pas vraiment savoir ce que les gens entendent avec ce mot « jolie », j’essaie de ne pas m’en préoccuper.

 

Caféinomane / mélomane / mégalomane / wonderwoman / kouign-amann : parmi ces 5 mots qui riment avec Marina Rollman, lequel te qualifie le mieux ? 

(rires) Mégalomane ! Je pense que je le suis gentiment. Certaines choses que je désire dans la vie ne sont accessibles que si on a atteint un haut niveau de notoriété ou de réussite… alors je me dis que je dois être un peu mégalo pour persister à vouloir ces choses et croire que c’est possible. J’ai envie d’avoir plusieurs maisons,  plus de temps pour voir ma famille, plus de confort… Ce genre de privilèges, quoi. (rires)

 

Il y a beaucoup de scènes ouvertes d’humour en France, de nouvelles chaînes d’humour sur YouTube chaque jour, de plus en plus de chroniqueurs d’humour dans les matinales radio… Comment tu fais pour trouver ta singularité dans cet océan de divertissement ?

A mon avis la saturation humoristique est un souci. Je trouve qu’il y a aujourd’hui beaucoup trop de contenus, notamment avec les vidéos courtes sur les réseaux sociaux. Du coup, on consomme du contenu humoristique de façon rapide et jetable. Alors, j’essaie de développer la notion d’idée durable. Avant de produire un contenu, je me demande pourquoi je le fais et s’il y a une réelle utilité à le faire. Parfois, quand je vois la profusion de vidéos humoristiques, j’ai envie de dire  : « stop , allez on ferme tous nos gueules et on va lire des bouquins ! »

Il y a une période où j’ai hésité à arrêter ma carrière parce que je craignais que tout ça soit vain. Je me disais : « et si c’était trop de bruit pour rien ? » Aujourd’hui je ne sais pas si j’ai une singularité… mais j’ai le sentiment que la clé, c’est l’honnêteté. Beaucoup de choses fonctionnent avec des recettes toutes faites : comment faire une vidéo YouTube qui marche, par exemple… Du coup on oublie parfois que ce qui est intéressant, créativement parlant, c’est d’être honnête dans sa démarche. Par ailleurs, je pense que c’est important aussi de ne pas toujours rester dans sa zone de confort. J’aimerais me risquer à d’autres formes d’humour, avec des sujets plus complexes, peut-être plus gênants aussi. Avec un ton perché, lent : ne pas chercher l’efficacité à tout prix.

 

Est-ce que c’est drôle de ne pas être drôle ?

Absolument ! Pour moi, c’est un des axes essentiels de l’humour : le comique malgré soi. La drôlerie qu’on ne contrôle pas, qu’on ne maîtrise pas. Ça me rappelle Le Rire de Bergson : est drôle ce qui n’est pas humain et ce qui n’est pas humain est ce qui est mécanique. On rit pour pointer du doigt l’inadaptation d’un comportement humain à une certaine situation. Le propre de l’être humain étant d’être réactif. Quand on résiste à s’adapter et quand on n’est pas réceptif aux choses imprévues qui se jouent devant nous, on peut facilement prêter à rire. Donald Trump est un parfait exemple. Dans son obsession à vouloir paraître puissant et à imposer son autorité, il adopte une attitude mécanique, il en vient à dire et faire des choses qui sont en décalage avec la réalité. C’est parfois très drôle.

 

Est-ce qu’il y a une phrase, une citation… que tu as lue ou que l’on t’as adressée, et que tu te répètes régulièrement comme un mantra ?

Laurence Bibot, une humoriste belge que j’adore, a dit dans une interview quelque chose comme « il faut toujours se rappeler que tout ça n’est pas grave »… Je pense que ça peut être un bon mantra.

 

Est-ce que tu te souviens du premier livre qu’on t’a offert ?

J’ai des super livres d’illustration, mais j’ai du mal à en retrouver les titres. Pour l’un c’est l’histoire d’un poisson qui a des écailles un peu spéciales, des écailles en paillettes… (Arc-en-ciel, le plus beau poisson des océans, de Marcus Pfister / ndlr). Pour l’autre c’est une histoire de chats qui vont sur la lune. Mais je pense que mon premier bouquin m’a été offert par ma grand-mère : c’est un conte sur un lapin vert , une jolie fable sur la différence…(Les contes du lapin vert, de Benjamin Rabier / ndlr). Plus tard, j’ai découvert des grands classiques comme Le Petit Prince de Saint-Exupéry.

 

Pour toi, quelles sont les meilleures conditions pour lire un bon bouquin ?

D’abord il faut que je sois loin d’un téléphone (rires). Pour lire la presse, j’aime aller dans un tea room : en Suisse, ça existe beaucoup, ce sont des espaces réservés dans des boulangeries ou des cafés où on peut se poser tranquillement pour feuilleter un journal ou un magazine. Quand c’est un roman, j’aime être dans les transports en commun. Je sais que je lis un bon bouquin quand je suis tellement absorbée que j’en oublie que je suis dans un métro ou un train. Sinon, dans mon salon j’ai un grand canapé à côté d’un beau ficus : c’est devenu mon nouvel endroit idéal pour lire. J’aime aussi avoir de quoi boire et manger à portée de main. (rires)

 

Est-ce qu’il y a un livre que t’aurais adoré écrire ?

Quand j’étais plus jeune, j’avais un vocabulaire francophone plus riche parce que je lisais plus d’ouvrages en français. Aujourd’hui je lis beaucoup de littérature anglaise et je pense que ça joue dans mon rapport à la langue. Un de mes bouquins préférés est signé de James Salter, il s’appelle Light Years (Nos plus belles années) : ça raconte l’histoire d’un couple dont le mariage se délite peu à peu au fil du temps… et cette décrépitude s’étale sur 20 ou 30 ans… J’adore ce livre, je le lis régulièrement et j’aurais adoré l’écrire. Mais avec le temps, je suis de plus en plus optimiste et j’aimerais croire qu’il y a des histoires qui durent toute la vie. (rires) Sinon, il y a le roman Moonglow, de Michael Chabon. La structure du bouquin est assez complexe, avec des flashbacks, des autoréférences, des reconstitutions d’événements passés…Un vrai labyrinthe ! Ça me plairait d’écrire quelque chose d’aussi fou. Ça me changerait du stand-up où l’écriture est calibrée, formatée, cadrée. Ce cadre me rassure car je suis de nature angoissée, mais parfois j’ai envie de me lancer dans des projets plus ambitieux : écrire un roman, par exemple. Mais je me sens tétanisée rien que d’y penser… parce que le champ des possibles est tellement vaste que je ne saurais pas trop comment aborder la chose.

 

Qu’est-ce que ça évoque pour toi, le mot “poésie” ?

Je pense que je suis hermétique à la poésie classique, à la poésie en tant que discipline écrite. Je n’ai pas été sensibilisée à cet art et je le regrette. En revanche, j’aime observer et ressentir de la poésie dans la vie quotidienne.

 

C’est quand la dernière fois que t’as eu le sentiment de vivre un moment de poésie ? Tu peux nous le décrire ?

Un jour, j’étais assise dans un café presque vide et j’observais la gérante dans un moment que j’ai trouvé beau : elle devait avoir entre 50 et 60 ans, les cheveux grisonnants, et derrière son comptoir elle dansait sur des chansons sexy de George Michael. Elle était seule, rayonnante, à l’abri des regards, et j’imagine que ces chansons lui rappelaient des moments de sa jeunesse. Pendant ces quelques minutes j’avais l’impression de la voir dans un moment simple, intime où elle se faisait plaisir.

 

Y a-t-il un mot que tu trouves moche mais que tu aimes utiliser ?

Oui : PINER. J’adore ce verbe ! Il met tout le monde mal à l’aise et ça m’amuse beaucoup.

 

Y a-t-il un mot que tu trouves joli mais que tu détestes utiliser ?

Oui, j’aime bien SYCOPHANTE… même si je dois avouer qu’on l’utilise assez peu. Je me rappelle d’une comédie française (Les Barbouzes de Georges Lautner / ndlr), où un personnage se fait traiter de « sycophante glaireux ». C’est assez péjoratif, je crois.(rires)

 

Tu sembles très à l’aise et sans filtre sur scène. Est-ce qu’il y a des choses que tu as du mal à dire ? Comment tu fais quand tu ne trouves pas les mots ?

Je me donne du temps. Quand j’ai du mal à aborder un sujet ou, au contraire, quand j’ai trop envie de traiter un sujet, j’essaie de prendre du temps et du recul. C’est important qu’une idée ait été mûrie avant de la présenter au public. Ecrire à chaud, ce n’est pas toujours intéressant. Sinon, l’autre solution, c’est de prendre des bides, tout simplement ! (rires) A force de répéter une vanne, tu vas peut-être finir par l’améliorer et la rendre moins nulle. J’aime bien le conseil que m’a donné un jour Yacine Belhousse, un ami humoriste : si un truc est marrant dans ta tête, il le sera pour le public… il faut juste que tu trouves le bon pont, la bonne manière de l’articuler et de l’amener pour que ça percute à l’oreille des gens.

 

Régulièrement des mouvements naissent sur internet pour sensibiliser les gens à prendre la parole sur des sujets parfois complexes. Ça a été le cas dernièrement avec les migrants ou encore avec les personnes victimes d’agressions sexuelles. Que penses-tu de cette libération de la parole ? 

Je trouve que c’est important que des victimes puissent s’exprimer et qu’internet soit un espace où leur parole peut se libérer facilement. Mais que tout le monde puisse prendre la parole sur tout… C’est à double tranchant. Pour dénoncer des dérives ou condamner des malfaiteurs, certaines personnes s’abaissent à leur niveau en utilisant des termes odieux, des insultes sur le physique, etc. Je trouve dommage de déverser de la méchanceté comme ça, sans filtre. C’est important de se battre pour la justice, pour une cause digne… Si on mène ce combat en s’abaissant aux mêmes facilités et au même degré de bêtise que la personne qu’on condamne, ça m’attriste. Malgré la colère juste et légitime qu’on peut ressentir, je trouve étrange d’utiliser les mêmes mécanismes d’humiliation ou de déshumanisation. Par exemple, pour condamner Harvey Weinstein, beaucoup de personnes l’ont insulté sur son physique. Pourquoi faire ça ? Au cœur des crimes commis par Harvey Weinstein, il y a la déshumanisation et l’objectification de ses victimes. L’objectification, ça consiste à réduire une personne et toutes ses qualités à sa seule enveloppe physique…ou du moins la représentation qu’on s’en fait. Que des personnes qui défendent ces victimes en viennent à leur tour à réduire Weinstein à “son physique de gros porc” me désole.

Tout ça m’interroge aussi à titre personnel : après tout, qui suis-je pour donner mon avis sur tel ou tel sujet ? Pourtant je le fais régulièrement et on me paye même pour ça…  La parole libre sur internet c’est chouette, mais j’ai l’impression que ça nous a fait perdre de vue qu’il y a des enjeux et de vraies complexités à traiter, plutôt que de laisser libre cours à nos instincts les plus débiles.

 

Tu es très active sur les réseaux sociaux, tu as toujours ton Macbook à tes côtés, un smartphone hyperactif… C’est quoi ta recette secrète pour déconnecter ?

Je pense qu’il faut tout casser, tout brûler… mais je crains que ce soit un avis un peu trop décroissant !(rires) Ça me désole de devoir utiliser tous ces réseaux sociaux. J’ai fermé mon compte Facebook personnel et j’ai désinstallé toutes les applications de mon téléphone. Là, mon Iphone 5 arrive en fin de vie et je me tâte sérieusement à acheter un vieux Nokia 3310 pour déconnecter complètement. Je pense sérieusement que cette invasion technologique nous fait du mal. Mais c’est grâce à ces outils envahissants que je peux faire connaître mon travail, que les gens s’intéressent à moi, regardent mes chroniques et viennent me voir en spectacle. Drôle de dilemme ! (rires)

 

Quelle est la chose la plus poétique que tu aies vue sur internet ?

Il y a deux artistes qui me viennent en tête : Dimitris Papaioannou, un chorégraphe grec qui a monté une oeuvre touchante intitulée Nowhere… Et Brian Bilston, un poète très actif sur Twitter qui publie des poèmes originaux et très inventifs.

 

Si tu devais écrire un statut Facebook ou un tweet poétique, ça donnerait quoi ?

« Film protecteur de serviette hygiénique

Posé sur le trottoir, une question

Subsiste : pourquoi ? »

Ce sera le mot de la fin.

 


Propos recueillis par Juliette Allauzen et Catel Tomo / Photos : Marie Barbier.

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